IA – transparence versus boîte noire
Au début des années 1990, l’étudiant finlandais Linus Torvalds lança une petite expérience presque anodine : il voulait créer un système d’exploitation libre – l’architecture numérique de base de tout ordinateur – que chacun puisse utiliser, modifier et partager gratuitement. Il publia le code sur Internet et invita d’autres à y contribuer. Ce geste fut révolutionnaire. Partout dans le monde, des personnes commencèrent à améliorer, tester et perfectionner le projet – volontairement, collectivement et ouvertement. Ainsi naquit Linux : un système d’exploitation qui n’appartient à personne et à tout le monde à la fois.
Cette ouverture radicale est devenue la clé d’un succès incroyable. Entreprises, universités et administrations ont adopté Linux, car elles pouvaient comprendre, vérifier et adapter le code. Aujourd’hui, Linux fait fonctionner la majorité des serveurs, des superordinateurs et des téléphones portables, mais aussi des voitures, des machines industrielles, des téléviseurs et des sondes spatiales. Il symbolise la transparence, la collaboration et la souveraineté numérique – une culture où le savoir est partagé plutôt que monopolisé.
Sans transparence, pas de contrôle démocratique
Trente ans plus tard, nous nous trouvons à un tournant similaire – cette fois avec les grands modèles de langage (LLM). Ces systèmes comprennent, rédigent et traduisent des textes, influençant de plus en plus notre communication et nos décisions. Mais contrairement à Linux, la plupart de ces modèles sont fermés : leur fonctionnement, leurs données d’entraînement et leurs mécanismes de décision restent secrets. L’ouverture est pourtant ici encore plus cruciale. Dans des LLM fermés, des biais culturels, des violations de droits d’auteur ou des intérêts commerciaux peuvent être dissimulés et profondément intégrés. Les risques sont considérables, notamment lorsqu’ils sont utilisés dans l’éducation, l’administration ou la justice. Sans transparence, la confiance et le contrôle démocratique font défaut.
La Suisse envoie ici un signal fort. Avec le superordinateur ALPS du CSCS à Lugano, elle dispose d’une des infrastructures de calcul les plus puissantes et les plus économes en énergie du monde. Sur cette base, les hautes écoles techniques ont développé au Tessin Apertus, un modèle linguistique ouvert – transparent, traçable et évolutif de manière collaborative. Dès sa première version, le modèle peut déjà suivre le rythme des grands systèmes établis. Apertus prouve qu’une IA souveraine et orientée vers le bien commun est possible – indépendante des silos de données et de la logique de profit des grandes entreprises technologiques.
Investir impérativement dans l’éducation et la recherche
Un LLM ouvert comme Apertus est bien plus qu’un outil technologique : c’est une infrastructure publique de l’ère numérique. Si la Suisse parvient à fédérer une communauté mondiale vivante autour d’Apertus, elle pourra créer quelque chose d’unique : le Linux des modèles de langage – ouvert, vérifiable et démocratiquement contrôlable.
Les autorités politiques et administratives doivent agir maintenant : reconnaître la portée stratégique de tels systèmes ouverts, les soutenir financièrement et institutionnellement, et leur donner la priorité dans les marchés publics. Plutôt que de réduire les moyens destinés à la formation et à la recherche, comme le prévoient le Conseil fédéral et la majorité de droite du Parlement, la Suisse doit investir résolument dans le savoir, l’ouverture et la souveraineté numérique. C’est la seule voie pour garantir l’innovation, la confiance et le bien commun à l’ère de l’intelligence artificielle.
Remarque : Ce texte a été publié en tant que chronique dans Agéfi